Guerre et Paix en Champagne-Ardenne et ailleurs (1914-2014) - Quels patrimoines ?

Sous la direction de Gracia Dorel-Ferré

Cahier de I'APIC N°10

Actes du 10e colloque de l'APIC, organisé à Reims en mai 2014, à l'occasion du Centenaire de la Première Guerre mondiale.

 

Sommaire

Avant-propos d'Arnaud Robinet, maire de Reims


Introduction générale : Gracia Dorel-Ferré, présidente de l'APIC

 

I. Un autre regard sur la Première Guerre mondiale
en Champagne-Ardenne
1.- Du front de l'Yser à Boulogne-Billancourt, Paul Thomé, un industriel dans la Guerre,
René Colinet, APIC
2.- Un patrimoine textile en temps de guerre, de Reims à Rethel (1914-1925),
Jean-Pierre Marby, APIC . Administrateur de la Société des Amis du Vieux Reims
3.- Des obus dans les mailles. L'impact de la Première Guerre mondiale sur le tissu industriel troyen.
Jean-Louis Humbert, APIC
4.- Le pain des civils et le pain des poilus : les industries alimentaires dans l'Aube avant et après 1914.
Christel Werny, APIC

Il. Commémorer la guerre en Champagne-Ardenne
1.- Les monuments aux morts de la Marne, une pédagogie de la mémoire,
Chantal Ravier, APIC
2.- Le Monument à l'Armée noire » de Reims (1924-2014),
Jean-Pierre Husson, APIC
3.- Les industries de la commémoration dans l'entre-deux guerres en Champagne-Ardenne,
Jean-François Saint Bastien, Administrateur de la Société d'Histoire des Ardennes, sociétaire de la Société des Amis du Vieux Reims

Ill. Reconstruire, en Champagne, en Belgique
1.- Conquêtes sociales dans la Marne,un legs de la guerre ?
Bertrand Vergé, APIC, AD Marne
2.- Melchior de Polignac: de l'invention sport ive à la reconstruction rémoise,
Christophe Henrion, APIC, UFR STAPS URCA
3.- Reconstruire dans la Belgique dévastée, avant et après la Première Guerre mondiale,
Patrick Viaene, TICCIH

IV. Réactiver la mémoire : réécrire l'histoire
1.- Société et culture dans l'Oural pendant la Première Guerre mondiale,
Elena Alekseyeva, Académie des Sciences de l'Oural et Elena Kazakova-Apkarimova
2.- La difficile mise en mémoire du Chemin des Dames,
Guy Marival, précédent chargé de mission Chemin des Dames au Conseil général de l'Aisne
3.- Le stade olympique de Monjuich,une éclatante revanche de Barcelone sur !'Histoire,
Eliseu Trene, professeur émérite, Université de Reims

V. Perdre, gagner, s'adapter: la guerre façonne le patrimoine
1.- L'industrie phonographique Pathé dans le tournant de la Grande guerre,
Jean-Luc Rigaud, Paris 1- la Sorbonne
2.- Du jouet à l'armement : L'usine Tri-ang de Londres, 1939-1945,
Denis McKee, APIC
3.-Au temps de la force de dissuasion , le patrimoine industriel de la Base Aérienne 113 de St-Dizier (1966-1986),
Philippe Delorme, APIC, secrétaire du Comité Historique terrain d'aviation  BA 113

Bibliographie

 

Avant- propos
Arnaud Robinet, Maire de Reims

Chacun sais que je suis particulièrement attaché à !'Histoire de notre territoire ! Cette Histoire qui a modelé notre société du 21ième  siècle !
La Première Guerre mondiale est profondément inscrite dans la conscience nationale ! Elle est un des évènements fondateur de notre Histoire commune. Il n'est pas une ville, pas un village de notre territoire qui ne garde pas, gravé dans la pierre d'un monument, le souvenir de ceux et celles qui sacrifièrent leur vie pour que la Patrie, la Liberté et la Paix soient victorieuses. Ces affrontements terribles qui se déroulèrent sur notre sol ont marqué dans leur chair et dans leur âme les Champardenais, les Marnais et les Rémois. En ce sens, la mémoire de ce conflit nous appartient pleinement car si l'histoire est une représentation du passé, la mémoire est une manifestation de notre présent. Reims fut le coeur de la ligne de front où les épreuves qui se succédèrent furent particulièrement effroyables et les destructions matérielles démesurées : usines, fermes, vignobles et champs, maisons et immeubles, routes et voies ferrées ; des villages furent purement et simplement rayés de la carte.
Ces affrontements terribles ont aussi profondément affecté le développement de nos sociétés actuelles en opérant des mutations économiques et sociales importantes ! Les productions agricoles et industrielles orientées vers l'économie de guerre doit se reconstruire ! la démographie s'est effondrée, les femmes ont remplacé les hommes dans les entreprises, ...
Les commémorations du centenaire, qui ont commencé à Reims le 26 juin dernier, ont accru encore davantage la résonance et les souvenirs. Ce temps mémoriel exceptionnel, l'ensemble des actions en faveur du devoir de mémoire et de la sensibilisation des jeunes générations est plus que jamais d'actualité ; les travaux de l'APIC et votre investissement au service de notre mémoire collective sont, en ce temps particulier où la tourmente agite la sphère géopolitique, très précieux à ces actions mémorielles.

 

Introduction
Gracia Dorel-Ferré, présidente de I' APIC

Pendant longtemps, on s'est contenté de parler de la guerre de 14-18 comme d'une horrible parenthèse. Beaucoup, ensuite ont tenté d'expliquer. Aux témoins, auxquels on n'avait porté qu'une attention fragmentaire, ont succédé les analystes. Et, depuis quelques années, les constructeurs de mémoire. Parmi les questions qu'ils se posent, plusieurs ont une dimension pédagogique, non seulement parce qu'elles rejoignent des préoccupations professionnelles, mais parce qu'elles aident à voir les choses autrement.
L'histoire de la « Grande guerre » est renouvelée, ou du moins ne l'abordons-nous pas de la même façon . D'abord parce que la guerre aurait pu éclater avant 1914, ensuite parce qu'elle n'a pas cessé pour tout le monde en 1918. Enfin, parce que les antagonismes qui l'avaient provoquée n'ont pas été réglés du fait de traités incomplets, ambigus, voire inacceptables. Des historiens avancent alors d'autres dates: 1923? 1940? 1989? Le « court XXe siècle », du grand historien Éric Hobsbawm, commence après 1918 et termine avec la fin du système soviétique, en 1991. Le XXe siècle commence seulement à être mis en perspective. Souvenons nous : pendant longtemps nos manuels nous ont parlé des « années folles, de «l'entre-deux guerres », ce qui montre à quel point nous avions du mal à les caractériser.
Et ils s'arrêtaient à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (encore des dates en débat!). Il fallait sûrement de la distance, pour mieux voir.
Dans le dernier tiers du XXe siècle, l'intérêt pour le passé s'est fait à coup de mémoires et témoignages partisans. Nous sommes d'accord pour dire, avec l'historien Denis Péchanski, que cela aussi c'est de l'histoire, mais ce ne sont pas ces témoins qui, isolément. l'écrivent. Là encore, nous devons mettre en relation, comparer, mettre en perspective.
De nombreuses études, aujourd'hui, concernent la guerre dans son quotidien. A côté des hommes, et de l'horreur qu' ils ont subie, les animaux, nos pauvres compagnons, ont trouvé aussi leur place. Ils sont été les victimes impuissantes et leur contribution a été décisive, pour porter, traîner, et même se lancer dans la mitraille.
La guerre a changé les habitudes, les rapports humains, tout a été bouleversé, jusqu'aux façons de s'habiller, d'habiter, de travailler. Mais pas seulement. Les cadres de la production, les produits eux-mêmes ont changé. L'avion et la voiture, qui étaient des objets pour les sportifs et les aventureux, sont devenus des armes et des moyens de communication auxquels on aurait sûrement pas pensé avant, du moins à ce point-là. C'est pourquoi nous avons choisi, au-delà de la célébration du Centenaire, qui s'intéresse aux combats, à la mort, de mettre l'accent sur un domaine qui est le nôtre, celui du patrimoine, c'est-à-dire ce qui, de notre héritage, est utile et profitable pour les générations actuelles et futures .. .
Nous vivons une époque heureuse, pendant laquelle, durant plus d'un demi-siècle, l'Europe occidentale a été épargnée par la guerre, si l'on excepte la malheureuse exYougoslavie. Nos jeunes générations peuvent-elles imaginer ce que fut la France, champ de bataille d'un nouveau genre, lors de la « Grande Guerre » ?
La Marne a été aux avant-postes d'une guerre aux proportions inconnues jusque-là. Reims, tout particulièrement, s'est trouvée quatre ans sur le front et a été détruite à 85 % . A côté des entreprises de champagne, nos travaux rappellent combien la guerre fut destructrice pour les industries du textile rémois, tout comme pour l'industrie du bouchon, particulièrement importante, des Catalans installés à Reims pour fabriquer les bouchons avec le liège importé de Catalogne, plus précisément de la région de Palafrugell. Récemment, Rafael Olier, un descendant de la célèbre famille de bouchonniers dont la société perdure de nos jours, a écrit une histoire de la famille qui rassemble des souvenirs d'autant plus précieux que les archives catalanes de l'entreprise ont disparu. La guerre, qu'il décrit telle que ses ancêtres l'ont vécue, est une profonde désolation. Des pages poignantes montrent Francisco Olier rendant visite chez Veuve Clicquot, à Albert de Mun, qu'il tient en grande estime et qui partage, comme lui, le désespoir d'une guerre atroce et catastrophique. L'un et l'autre n'osent quitter Reims et pourtant, l'un et l'autre sentent bien que tout un monde est en train de s'écrouler, sous les coups des obus allemands. Les reconstructions, pourtant rapidement menées n'ont pu faire ressusciter ce monde perdu. En Champagne, champ de bataille et plus largement dans ses périphéries, la guerre a joué le rôle d'un puissant accélérateur.
Mais la « Vallée » elle aussi, a été touchée par la guerre où l'ennemi s'est emparé des industries qu'il a démontées ou détournées de ses finalités. Production décuplée, industries mobilisées par la production militaire et surtout, avec la fuite devant l'ennemi, l'occasion pour les ardennais et autres d'être en contact direct avec ce qui se fait ailleurs. René Colinet, l'historien de la métallurgie ardennaise présente la saga des Thomé, une famille d'industriels de la « vallée » dont le plus important rejeton, Paul, travaille auprès de Louis Renault et après la guerre, implante une usine inspirée de celles qu'il a vues à Philadelphie, dans l'un de ses voyages aux Etats-Unis. La thèse de René Colinet, et on le rejoindra volontiers, est que le patronat des terres occupées qui doit reculer devant l'invasion, se réfugie dans la région parisienne ; là, il découvre et apprécie les nouvelles méthodes industrielles fordistes, qu'il tentera d'adapter à la métallurgie ardennaise, la paix revenue. La guerre a été pour cette industrie un révulsif coûteux mais salutaire. Le patronat· aubois connaîtra des expériences analogues. On retiendra, dans tous les cas cet·incroyable désir de modernité qui a porté tout un chacun à dépasser le conflit en adoptant d'autres manières de travailler, à l'exemple des Nord-Américains que leur implication dans la guerre rendait plus proches, plus familiers.
Et si les autres départements de la Champagne-Ardenne ont moins souffert, ils ont vécu, au demeurant, au rythme de la guerre. Il fallait produire pour le front, depuis le pain du soldat jusqu'aux matériaux de combat. Une incroyable ténacité, un courage de tous les instants mobilisent les vieux, les femmes et les adolescents. Pour une guerre que tous ont définie, dès le début, comme une guerre industrielle. Une revue de la Chambre de Commerce de Séville écrivait que nous étions face à une double économie nouvelle, fondée sur des productions pour la destruction et des productions pour la reconstruction. Nous sommes partis à la recherche de leurs traces. Nous avons distingué, dans nos travaux. les effets de la guerre dans l'industrie, les choix de la Reconstruction, où se mêlent l'expérience récente et les décisions d'avenir, et enfin la mise en mémoire, avec ses aléas et la création d'un patrimoine de défensif, né de la réflexion sur le monde après la Deuxième guerre mondiale. C'est à cela que nous avons souhaité nous attacher. en complément de ce qui se fait par ailleurs dans le cadre de la Mission pour le Centenaire.

Comme à son accoutumée, ce 10e colloque de l'APIC a mêlé les contributions locales et les mises en perspectives étrangères, en particulier à travers le souvenir des détachements russes en terres champenoises, pendant la Première Guerre mondiale. Ils peuplent le cimetière Saint Hilaire, près de Suippes. Mais l'épopée de ce détachement, bien connue, se double d'une autre histoire : celle d'un grand pays, la Russie, qui a pendant de longues années tourné le dos à une guerre, qui, disait-on là-bas, n'était pas la sienne. A cette guerre passée sous silence répond aujourd'hui la demande d'une population qui veut se souvenir. L'apport humain et militaire avait été décisif, la cicatrice persiste et demande le respect pour tous ceux qui sont tombés sur le front de l'Est. C'est le sujet d'une des communications les plus neuves de notre rencontre, que nous vous proposons ici.
Mémoire revendiquée, ici, mémoire difficile à se faire entendre, là : la mémoire n'est jamais neutre, et elle est toujours déformée par la lecture du présent. Elle peut aussi se convertir en une arme, pour revendiquer le présent. C'est pourquoi nous avons voulu aborder d'autres expériences, comme celle de Barcelone et des Olympiades populaires, dont les Jeux devaient s'ouvrir le jour même choisi par Franco pour son soulèvement contre le gouvernement légitime. La célébration des Jeux Olympiques, en 1992, dans le stade où devaient être inaugurées les Olympiades populaires, été un geste symbolique fort : le passé n'était pas effacé, bien au contraire il devait servir d'assise au présent, quel que fût le prix à payer pour la rénovation du site. Une belle leçon, sans doute. A contrario, tout près de nous, il est un lieu emblématique dont le souvenir n'est pas allé de soi : le chemin des Dames. La contribution de Guy Marival, démonte pièce par pièce le mécanisme d'une mise en mémoire tardive et compliquée.
A Reims, la ville martyre, la vie a repris ses droits en fondant la reconstruction sur les bases de la modernité. Le langage architectural et artistique qui fut choisi au lendemain de la guerre est aussi un trait d'union européen : l'Art Déco se décline de l'Atlantique à l'Oural. Nous n'avons pu accueillir, comme nous l'espérions, une architecte ouralienne qui devait nous parler de la version russe de l'Art Déco, le constructivisme, mais son travail, publié en français, est accessible pour ceux que la question intéresse5. Longtemps sous-estimé, cet art des années 30, célébré dans une récente exposition6, commence à être pris en considération. Or Reims, plus que tout autre ville, conserve un répertoire éblouissant de cette période, depuis les grands édifices collectifs, comme les Halles récemment réhabilitées, la bibliothèque Carnegie, un sommet de l'art, jusqu'aux décorations raffinées et aux choix philanthropiques de Chemin Vert. Même la cathédrale de Reims présente des combles d'une majesté incroyable, faites de béton, le matériau de l'époque ... Il est temps de donner sa vraie dimension à cet art, rémois plus que tout autre.
La Reconstruction s'est faite dans l'urgence des nécessités sociales : donner un abri, protéger, instruire, les populations qui étaient restées sur place dans des conditions effroyables ou qui revenaient vers leur ancien domicile, encore délabré. Il a fallu construire des maisons, des écoles, des lieux de loisir et de culture, des hôpitaux et des dispensaires. C'est dans ce cadre que sont édifiées en un clin d'œil certaines des cités-jardins les plus emblématiques. A Reims, comme dans la Belgique voisine, reconstruire a aussi voulu dire innover.
Certaines pratiques bien étudiées aujourd'hui, comme la production industrielle détournée de son objet initial pour profiter, largement, du marché que représentait la guerre, n'ont pas été le seul apanage de la Première Guerre mondiale, et des exemples nous sont donnés par le deuxième conflit mondial. C'est à la suite de ce dernier qu'une armée de l'air, très professionnelle, est encore présente en Champagne- Ardenne, avec la base de Saint Dizier.
Enfin, je voudrais terminer sur quelques réflexions qui vont ressurgir au long de ces deux journées.
Cette année du Centenaire a vu la floraison d'une quantité d'ouvrages tous intéressants, sans compter la longue suite d'oeuvres écrites par les acteurs eux-mêmes, et les reprises de films qui ont tous marqués, ceux de Tavernier, bien sûr et l'inoubliable La Grande Illusion de Jean Renoir. Une oeuvre manque curieusement dans ce beau florilège, je veux parler du court essai de Georges Duhamel, d'une écriture de cristal et d'une profonde humanité, intitulé, de façon paradoxale Civilisation. En écho de sa démarche, {la guerre, une affaire d'inhumains?) on entend le poème d'Aragon écrira plus tard «Est-ce ainsi que les hommes vivent?»
Que vient faire le patrimoine industriel dans tout cela? Et d'abord, le patrimoine militaire peut-il être assimilé à un patrimoine industriel? Oui, sans aucun doute, et nous le revendiquons, pour deux raisons: en premier lieu parce que les grands chantiers que sont les fortifications {et on pourrait mettre dans cette catégorie les fortifications de Vauban) ont nécessité des mobilisations de matériaux, d'hommes, de techniques, d'outils et de machines et de procédés tels que l'échelle du phénomène et sa mise en oeuvre par la spécialisation des tâches, ne pouvaient être qu'industriels; en second lieu, parceque l'entretien des places fortes, des matériels militaires, des structures mêmes adoptées par les techniques militaires ont généré des ateliers qui étaient et sont autant d'usines, sans parler de toutes celles qui se sont reconverties à l'arrière pour participer- on serait tenté de dire pour profiter- de l'effort de guerre.
Tous s'accordent à le dire aujourd'hui, la guerre a forgé le XX• siècle dans la douleur, mais aussi dans le désir de vivre. Révélateur, accélérateur, point de rupture, point de départ, on pourrait multiplier les mots qui nous servent à qualifier les changements. Avec la distance que le temps procure, nous en mesurons aujourd'hui les conséquences. Cet ensemble de communications prétend apporter quelques éléments pour une réflexion renouvelée. Rien d'exhaustif, cependant: il nous manque tout le patrimoine du vignoble rémois, durement affecté par la guerre, et profondément transformé par elle. Il nous manque aussi tout ce qui touche au fort de La Pompelle, témoin toujours debout des opérations militaires. Pour ce dernier sujet, la bibliographie existante vient à point nommé compléter un travail dont les axes se dessinent mais qui en est encore à ses débuts.