Réf. : 51000B49 - 23 € - 175 p.
SCEREN/CRDP de Champagne-Ardenne, 2006

Le patrimoine des caves et des celliers

Vins et alcools en champagne-Ardenne et ailleurs

Actes du colloques international de l'APIC

Aÿ, mai 2002

Réf. : 51000B49 - 23 € - 175 p.
SCEREN/CRDP de Champagne-Ardenne, 2006

Table des matières

Avant-propos : actualité du patrimoine
Denis Woronoff

Introduction
Gracia Dorel-Ferré

PREMIÈRE PARTIE : LES PATRIMOINES DU CHAMPAGNE

Patrimoine industriel et pôles culturels du boire : les caves de Champagne
Giovanni Luigi Fontana

La champenoise, histoire ou légende ?
Nicole Fierobe

Les bouchonniers de champagne
Francis Leroy

La publicité du champagne de la Belle Époque aux années trente
Marie-Thérèse Nolleau

Le Pavillon du patrimoine historique de la maison Veuve Clicquot Ponsardin
Fabienne Hutteaux

 

DEUXIÈME PARTIE : LES MAISONS DE CHAMPAGNE

Une saga, un style, Pommery
Alain de Polignac

Le négoce châlonnais des vins de Champagne sous le Second Empire à partir de l'exemple de la maison Jacquesson et fils
Bertrand Vergé

Les patrons du champagne, l'innovation et l'audace
Claire Desbois-Thibault

Constructions patronales, l'exemple de la famille Moet et Chandon à Épernay
Francine Landureau

La maison de champagne Perrier-Jouët à Épernay
Catherine Drouin

 

TROISIENIE PARTIE : DES CELLIERS VITICOLES, AILLEURS

Les cathédrales de la vigne et du vin en Catalogne : les témoins spectaculaires d'une réussite prolongée
Eusebi Casanelles i Rahola

De la « marge idéale » vers « l'endroit idéal » : les caves de vin de Porto, patrimoine de l'humanité
José Manuel Lopes Cordeiro

Baroque et patrimoine industriel viticole : les caves et les celliers d'Eger en Hongrie
Stéphane Jonas

 

QUATRIÈME PARTIE : PATRIMOINE DES ALCOOLS DANS LE MONDE

Le renouveau des distilleries de whisky de malt en Écosse
Miles Oglethorpe

Les transformations des traditions de la vie quotidienne dans le contexte de la modernisation récente en Russie : production et consommation de boissons alcooliques
Elena Alekseyeva - Victor Mikitiyuk

La route du mezcal
Miguel Iwadare

CONCLUSION

Discussion et pistes Marie-Claude Genet-Delacroix

------------------------ Avant-Propos : actualité du patrimoine

Denis Woronoff Paris 1 Sorbonne

 

Ce propos introductif, qui sera consacré à la France, n'a pas tant pour objet de redire ce qui fonde l'étude du patrimoine industriel mais de se demander comment elle se porte et où elle va.

 

 

A-t-on gagné ? Qu'a-t-on gagné ?

 

Les défenseurs de la cause auraient quelque motif de reprendre le cri des supporters après la victoire : « On a gagné ! » Il est vrai que nous pouvons désormais nous prévaloir d'une vraie légitimité. L'expression qui paraissait insolite et presque contradictoire dans les termes est passée, sinon dans le langage commun, du moins dans les expressions courantes des élites et des média. D'un dossier récent de L'Express aux chroniques de plus en plus fréquentes du Monde, ou aux apparitions inédites du sujet dans tel ou tel organe de la presse régionale, notre dossier de presse n'est pas aussi fourni que nous le souhaiterions mais il n'est pas inconsistant. S'agissant d'Internet, une des suggestions avancées pour illustrer les métiers du patrimoine sur le site internet de l'Institut national du patrimoine (nouveau nom de l'École) serait de balancer un bâtiment classique, comme un château de la Loire, par un édifice industriel protégé, tous deux monuments historiques de plein droit. Est-ce un effet de mode ? L'avenir le dira.

 

Savourons cependant ce moment auquel nos efforts collectifs ne sont pas étrangers. Les associations de terrain et plus encore celles qui, comme l'APIC1, publient régulièrement les résultats de leurs travaux ont certainement contribué à rendre audible, licite, cette défense têtue du patrimoine industriel. A l'échelle nationale, le CILAC2 et sa revue ont joué, je crois, leur rôle de lieu d'échanges et d'amplificateur.

 

Il ne faudrait pas enfin sous-estimer l'impact des publications diverses qui jalonnent notre parcours depuis dix ans, qu'elles soient dues à l'Inventaire général «Cahiers, Images, Itinéraires, Cinquante sites... ), à Louis Bergeron et Gracia Dorel-Ferré 4, à Jean-Yves Andrieux 5, à Emmanuel de Roux 6. Les deux cédéroms, Mémoires industrielles, oeuvre d'un collectif animé par Jean-Pierre Daviet et Yannick Lecherbonnier7, ouvrent la voie à d'autres supports.

 

À cette revue de détail, on peut joindre quelques motifs récents de satisfaction. Le haut-fourneau d'Uckange en Moselle, site emblématique de la sidérurgie de l'entre-deux-guerres... et de l'acharnement de la société propriétaire à faire table rase de ce passé, a bien failli disparaître.

 

L'inscription à l'Inventaire, obtenue en 1995, avait été annulée en 2000 par le tribunal administratif. Elle a été répétée l'an dernier. Les installations sont donc hors d'atteinte d'une destruction radicale. L'absence d'une volonté locale ferme de prendre ce lieu en charge avait été une des raisons qui poussait à craindre le pire. Il a fallu que les énergies éparpillées se rassemblent, que la communauté d'agglomération se porte acquéreur pour qu'un projet s'esquisse. Associé au musée des mines de fer voisin, en amont du processus industriel et au château et aux bureaux des Wendel à Hayange, également acquis par la même procédure, en aval, le haut-fourneau et ses annexes ne sont plus en quête d'une raison de survivre.

 

En revanche, tous ces bâtiments et installations qui ont basculé du côté du patrimoine restent menacés, moins par l'usure que par le vandalisme qui a atteint, dans nos domaines, le stade de la petite industrie. On ne peut que se réjouir du classement longtemps attendu de la manufacture des tabacs de Morlaix, ce qui ne remplace pas la vigilance, ici, contre l'incendie. Enfin, parmi la dizaine de bâtiments inscrits ou classés (protection plus contraignante) en 2001 au titre du patrimoine industriel, on relève les anciennes forges de Paimpont, en Ille-et-Vilaine. Si l'on souhaite faire un sort particulier à cette inscription, c'est qu'elle était nécessaire mais pour une part, trop tardive. Quelques jours avant la séance de la commission du Patrimoine et des sites, le propriétaire avait démoli le bâtiment le plus ancien de l'ensemble, l'affinerie, malgré les protestations de l'association locale. On voit que la partie est rarement égale.

 

La question ne s'est même pas posée pour la grue Gusto. Cet objet technique majeur était encore en fonction dans le port de Saint Nazaire en 1980. La plus grande d'Europe dans les années trente, cette grue avait été le produit d'innovations techniques, telle que la préfabrication d'éléments de sa structure. Ni les Chantiers de l'Atlantique, ni la ville de Saint-Nazaire, plus préoccupée de construire l'image « soft » du port d'attache des palaces flottants, n'ont voulu entendre les arguments et les projets de ceux qui voulaient donner une seconde vie à cet équipement, ferraillé du jour au lendemain.

 

Il faudrait ouvrir dans nos publications une rubrique des sauvegardes-alibis. Aux portes de Caen, le grand complexe sidérurgique de la S.M.N. a dû s'arrêter. Sans égard pour des solutions qui auraient préservé pour d'autres usages tel ou tel ensemble, comme on le voit dans la Ruhr par exemple, Usinor a choisi de tout démolir, ce qui donne au site une ressemblance certaine avec un terrain d'aviation. Mais pour se donner bonne conscience ou faire une concession à l'esprit du temps, la direction a choisi de laisser debout un réfrigérant, sans doute à cause de sa silhouette gracieuse. La DRAC n'a pas voulu faire classer ce témoignage peu représentatif de l'activité du lieu. L'installation, paraît-il, a quand même été épargnée... Le pire n'est pas sûr mais l'évolution chaotique du dossier de l'île Seguin laisse penser que la sauvegarde d'un petit morceau de la pointe de l'île risque de tenir lieu de patrimoine bâti de Renault.

 

 

La grue Gusto, quand elle était encore en activité dans le port de Saint-Nazaire.
« Objet technique majeur », elle date de 1937, aquarelle de Brenet, vers 1950 -
© D. Pillet, Inventaire général.

 

On le voit, même épargné, voire reconnu, ce patrimoine est fragile. Administrativement protégé, il demeure menacé. En cours d'étude, il ne bénéficie d'aucun sursis ; pendant l'inventaire, les destructions continuent. Ne nous croyons pas plus mal lotis que d'autres. Un des intérêts des rencontres d'experts européens du patrimoine industriel qui se sont tenues ces dernières années est de confronter les politiques et les expériences. Parmi les enseignements à retenir, il en est un qui unifie malheureusement l'Europe : la volatilité persistante de ce patrimoine.

 

Les objectifs de la démarche patrimoniale : permanence et évolution

 

L'actualité ne signifie par forcément le changement : les « fondamentaux » de l'archéologie industrielle n'ont rien perdu de leur valeur. Il faut toujours partir du site, du territoire d'étude, des traces visibles. Puis, à partir de là, démarche proprement archéologique, parcourir « en remontant », l'histoire du lieu, souvent faite d'un feuilleté d'activités successives. C'est un exercice de lecture compréhensive. Si possible, varier les échelles d'analyse, l'atelier, l'établissement, l'entreprise. Il ne convient pas de les isoler mais de les détailler.

 

Malgré la fascination bien compréhensible de l'architecture, l'approche du patrimoine industriel ne néglige pas les vides au profit des pleins, ne serait-ce que parce que les premiers sont nécessaires au fonctionnement des autres ou qu'ils constituent une réserve foncière pour de nouveaux bâtiments. De même, l'étude des emplacements ne dispense pas de celle des déplacements, au sens de tous les flux, d'hommes, d'énergies, de matières et de produits. Les manières de construire, plans, matériaux, styles, nous renseignent enfin sur les choix et sur les contraintes. Les solutions retenues identifient un lieu et, parfois, aident à en plaider la sauvegarde.

 

Rejoignant la réflexion des géographes et des urbanistes, les archéologues industriels attachent de plus en plus d'importance au paysage que l'activité fabricante ou extractive a créé. A nouveau, cette approche peut préfigurer une valorisation ultérieure d'un ensemble qui trouverait là son originalité. Quand le patrimoine mobilier, c'est-à-dire tous les équipements possibles, ont échappé au ferraillage de rigueur puis au pillage qui suit l'abandon d'un site, il est d'évidence nécessaire d'en conduire l'étude. On espère par là attirer l'attention sur son intérêt à demeurer intact in situ, sauf si l'état de la machine ou d'autres considérations conduisent à la mettre à l'abri ailleurs. Mais rien ne remplace, on en conviendra, la présence tangible et, dans quelques cas, active, du matériel trouvé sur place. Ainsi en est-il des hauts-fourneaux de Birmingham, Alabama.

 

Les traces, si précieuses soient-elles, ne sauraient suffire. L'archéologie industrielle s'est construite dans ce va-et-vient entre le terrain et l'archive, entendu comme toute espèce de source. Certains sites ont la chance de garder une mémoire vivante. Ce qu'on appelle improprement le « patrimoine immatériel » est fait de savoirs incarnés dans des gestes et des appareillages. L'ethnologue sait et l'archéologue industriel apprendra que le témoin n'a pas forcément raison. Son emploi passé dans l'usine - qui déterminait son droit à la parcourir -, le lieu précis d'exercice conditionnent en partie son regard, Mais cela est peu, à côté du bénéfice d'une parole experte, qui risque de fournir les bonnes clés pour la compréhension de l'histoire à la fois technique et humaine du lieu.

 

L'évolution récente du domaine ne tient donc pas à un changement de bases mais aux fluctuations de son périmètre. Avons-nous accueilli d'autres objets ? Il vaudrait mieux dire que les chercheurs manifestent plus d'attention à l'égard de ce qui était considéré en France comme périphérique, voire extérieur à notre champ de recherches.

 

Le premier exemple viendrait du secteur des transports. Alors que les ponts ont toujours été considérés à l'étranger (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Portugal, etc.) comme de bonnes prises, ici la tendance a été longtemps à les exclure, sous l'argument qu'ils n'étaient pas des installations productives. Une exception avait été faite en faveur du viaduc de Garabit, au sud de Saint-Flour, qui était, il est vrai, une production d'Eiffel. Un colloque co-organisé par l'Association pour l'histoire des chemins de fer et par le CILAC en septembre 19988 a été l'occasion d'abandonner largement cet ostracisme en consacrant la validité, pour les historiens de l'industrie, du patrimoine ferroviaire. L'Inventaire général a continué sur la lancée ; une étude de la ligne Paris - Le Havre, dans laquelle la gare Saint-Lazare apparaîtra en pleine gloire, va être publiée bientôt.

 

 

Les Stoss furnaces à Birmingham, Alabama, USA -
© Birmingham historical Society, AL-3-I37, Jet Lowe, 1993.

 

Deuxième exemple : l'agro-alimentaire. Ce secteur n'a jamais été délaissé mais il faut reconnaître qu'il a été longtemps le parent pauvre de nos études. Il y eut un colloque sur les silos qui eut le mérite de focaliser l'attention sur une architecture industrielle et une filière négligées. Puis, à Marseille, une campagne en faveur du silo d'Arenc. Ce bâtiment situé en plein port gênait les aménageurs. Maintenant, ils l'intègrent à leurs projets. Espérons qu'ils en respecteront les volumes et l'allure. L'APIC a pris l'initiative d'une rencontre sur l'agro-alimentaire en Champagne 9 et récidive dans le présent colloque. Du côté de l'Inventaire général, une enquête a été lancée sur l'industrie du sucre de betterave, pour repérer et interpréter les installations subsistantes, avec l'aide de la profession. Le sucre de canne bénéficie, à la Réunion, d'une attention équivalente tandis que, aux Antilles, l'investissement des chercheurs est déjà ancien.

 

Une des toutes premières cibles de l'archéologie industrielle en France, après les moteurs hydrauliques, a été le « logement patronal ». Ce terme ambigu recouvre le logement social construit à l'initiative des patrons. Après un moment de moindre intérêt, ce thème revient au premier plan. L'utopie architecturale (Arc et Senans, Guise) n'avait jamais été abandonnée. En revanche, on doit saluer le retour des cités et des corons.

 

Il est à noter que dans les deux derniers cas cités, l'agro-alimentaire et l'habitat ouvrier, nos études croisent un regain de curiosité de plusieurs sciences sociales, histoire, ethnologie, sociologie, pour les mêmes objets. Il y a peut-être un effet de conjoncture scientifique et, en tout cas, une possibilité de coopération.

 

L'étude du patrimoine industriel est d'autre part confrontée à plusieurs sortes de défis. Le premier découle de l'architecture contemporaine du XXe siècle. Elle a privilégié le béton armé. Or, on sait que la coexistence de matériaux de nature différente est souvent source de complications. À cela s'ajoute le risque d'une mise en œuvre moins soignée que pour des édifices de prestige. Toujours est-il que plusieurs bâtiments industriels, parmi les plus notables, souffrent de désordres liés à leurs matériaux, non à leur conception. Dans une discipline comme la nôtre, forcément appliquée et attentive à la demande sociale, le « coût de protection » devient un élément décisif de l'étude. Un cas-limite nous est fourni par le « Radôme » de Plemeur-Bodou. Cette antenne tournante est coiffée d'un gigantesque dôme de dacron, d'un millimètre d'épaisseur. Rendu inutile par le lancement de satellites de communication, le radôme a été classé monument historique en 1991. Le matériau de la coiffe n'ayant pas été conçu pour durer des décennies, voilà un monument biodégradable !

 

Moins glorieux et promis à une disparition beaucoup plus proche, le bâti industriel ordinaire semble contredire la notion même de patrimoine. Ces usines jetables, qui font les entrées navrantes de certaines villes se reconnaissent à la banalité de leur enveloppe. Elles abritent sans transformation importante des industries ou des activités de service variées. Seuls comptent les « process », nous dit-on à leur propos. L'architecture de qualité semble s'être réfugiée dans les sièges sociaux. N'y aura-t-il que cela à transmettre ?

 

Le dernier défi vient de la difficulté matérielle et conceptuelle à traiter des très grands ensembles industriels en termes patrimoniaux. Une rencontre leur a été consacrée 10. La question n'est pas urgente dans la mesure où ces pôles - tel Fos - sont heureusement en pleine activité. Mais il faudra bien anticiper, pour la génération suivante, le changement radical d'échelle auquel ces ensembles nous confrontent.

 

 

Questions ouvertes et perspectives

 

Faut-il sélectionner les bâtiments à conserver en fonction de leur qualité et de leur représentativité ou de leur capacité à être réutilisés ? Faux dilemme, peut-être mais qui revient en boucle. La tendance est à résister au discours du réemploi comme préalable à tout projet de conservation. Ainsi pensons-nous faire prendre le monument industriel au sérieux.

 

 

La soufflerie de l'ONERA à Meudon, une spectaculaire réalisation en béton armé - © ONERA.

 

Il faut reconnaître que cette position n'est pas toujours tenable, bien qu'elle soit scientifiquement fondée. Il est d'ailleurs plutôt satisfaisant de donner une nouvelle vie à un édifice, à condition que l'ancienne activité soit rappelée, sinon lisible. C'est pourquoi, parmi les motifs de satisfaction qu'a suscités la réhabilitation in extremis du site de Noisiel, l'implantation du siège de Nestlé sur place n'était pas le moindre. Les besoins des universités en locaux de vastes dimensions ont permis plusieurs opérations de reconversion réussie, telles que celles de la manufacture des tabacs à Lyon, de l'imprimerie de L'Illustration à Bobigny ou la perspective d'installer l'université Paris VII à Tolbiac, dans les Grands Moulins de Paris.

 

On règle ainsi le plus facile mais qu'en sera-t-il des installations faites de cuves et de tuyauteries, ce qu'on appelle depuis peu les « machines chaudes » ? La position de principe - qui a triomphé à Uckange - est de considérer l'ensemble comme un objet technique dont la valorisation légère ou spectaculaire est un maillon dans la transmission d'une culture. La démonstration en a été faite jusqu'en Oural. En outre, des architectes attentifs ont su tirer parti de ces volumes magnifiques. Dans la Ruhr ou en Alabama, des halles de coulée sont devenues des salles de concert.

 

L'actualité du patrimoine industriel se mesure aussi à l'apparition de nouveaux interlocuteurs. La toute récente loi sur la démocratie de proximité prévoit la dévolution aux départements qui le souhaiteraient de la responsabilité de l'inventaire de monuments historiques, de l'inscription et des procédures préalables au classement, de l'autorisation des travaux, etc... Quels que soient les aléas de l'application de cette loi, il y a fort à parier que son contenu passera dans les faits. La décentralisation est une tendance lourde de notre société et pour beaucoup d'hommes politiques, la culture est le domaine le moins disputé et dont le transfert sera le plus indolore. Faut-il s'en alarmer ? Les archives départementales n'ont pas dépéri ni démérité d'avoir été placées, sous l'autorité des conseils généraux. Disons que cette nouvelle donne augmente le devoir de vigilance des associations de terrain autant que leur marge de manœuvre. Elle fournit par contrecoup à l'échelon national, notre CILAC, parallèlement sans doute à l'Inventaire général, un rôle accru dans l'échange des expériences et dans leur mise en perspective.

 

Du côté des entreprises, la question du mécénat ne s'est pas éclaircie. Il y a peu à espérer, dans le court et le moyen terme, qu'une société détourne la manne qu'elle apporte à la réfection d'une abbaye ou à une exposition de prestige pour consolider un monument d'industrie. Quant à la sauvegarde de son propre patrimoine, même à moitié subventionnée, elle demeure aléatoire. En revanche, nous avons trouvé de nouveaux alliés et consolidé des liens anciens. Une idée, lancée par la « commission Varloot » (instituée par la Direction de l'architecture et du patrimoine), a fait son chemin. Elle suggérait aux industriels déjà acquis à notre cause de se regrouper pour s'adresser de façon plus efficace à leurs confrères et d'examiner ensemble comment vaincre les réticences. Il est apparu à cette occasion que les questions réglementaires et fiscales faisaient fortement obstacle aux bonnes volontés. Une association des entreprises pour le patrimoine industriel, « Patrimoine et mémoire d'entreprises », a été créée au début de 2001. Dans le respect des tâches de chaque association, le CILAC suit évidemment avec beaucoup d'intérêt ce dernier développement.

 

Autres alliés confirmés, ces « experts européens » dont il a été déjà question. Ici le fil passe non par les associations mais par les structures administratives. Des colloques ont été organisés à l'échelle européenne, dans cet esprit, dès les années quatre-vingts. Il y manquait la continuité. Depuis janvier 2000, une quinzaine de personnes, responsables du patrimoine industriel dans leurs pays respectifs, se sont rencontrées à plusieurs reprises pour comparer les politiques qu'elles sont chargées d'élaborer et d'appliquer. L'objet premier est de s'informer mutuellement, de profiter des expériences les plus convaincantes et peut-être de progresser par ce biais vers une vision européenne de notre patrimoine commun. Le milieu associatif qui, en France surtout, est resté très proche des instances de la Culture, profitera certainement de ce resserrement des liens.

 

Peut-on compter en outre sur de nouvelles forces ? Faisons en préambule une constatation. Ce sont les architectes et les urbanistes, avec les historiens des techniques et de l'industrie, qui ont été au départ de notre aventure. Le premier groupe s'est fait, au minimum, plus discret. La relève des générations n'a pas eu lieu en notre faveur ; la boulimie de savoirs issus des sciences sociales s'est apaisée. Vu de loin, l'enseignement des écoles d'architecture s'est concentré sur un terrain plus strictement professionnel.

Y a-t-il une inversion de tendance ? On croit sentir dans quelques établissements un frémissement qui augurerait bien de la suite. Sur le versant des sciences humaines, des historiens (d'art ou d'industrie) et des ethnologues tiennent le front et les spécialistes de sciences pour l'ingénieur et des techniques sont toujours disponibles. La question centrale, posée dès l'origine et jamais résolue, est celle de la formation ou pour le dire autrement, de la professionnalisation de notre domaine. Il serait inexact de dire que rien n'a été fait dans ce sens. L'École du Louvre, l'École du Patrimoine ont ainsi ouvert de longue date des enseignements consacrés au patrimoine industriel. Ces toutes dernières années, un ensemble de formations destinées en tout ou en partie au patrimoine industriel est en train de changer l'offre disponible. Le DESS (Diplôme d'Études Supérieures Spécialisées) « Histoire et gestion du patrimoine » de l'université Paris 1, créé il y a dix ans, comprend un enseignement de patrimoine industriel. Chaque année ou presque, quelques diplômés, gagnés au domaine, s'efforcent de valoriser ce bref apprentissage. Le plus intéressant peut-être de cette formule est que l'enseignement touche toute une promotion (une trentaine d'étudiants). Ainsi, les jeunes gens et jeunes filles qui s'inscrivent progressivement dans les métiers de la culture, auront-ils eu au moins un aperçu du patrimoine industriel. Celui-ci en tirera peut-être, là où ils et elles travaillent, un surcroît d'attention. Tout récemment, plusieurs formations sont venues conforter cette première expérience. On se contentera ici de les énumérer : DESS « Gestion et valorisation du patrimoine industriel » (université de Bourgogne, antenne du Creusot), DEA « Histoire industrielle » (université technologique de Belfort-Montbéliard, université de Franche-Comté, université de Neufchâtel), DESS « Mise en valeur et gestion du patrimoine industriel » (université d'Artois), Bachelor (bac+2) « Communication, valorisation, muséologie en patrimoine industriel, scientifique et technique » (Conservatoire national des arts et métiers). On n'oubliera pas la création d'un « master » en patrimoine industriel à l'université de Padoue qui va instaurer un lien privilégié avec des partenaires français.

 

Ces pousses encore fragiles donnent-elles le signal d'une future rigidité ou exclusivité dans les activités de patrimoine industriel ? Il n'en est rien. Même dans les rêves les plus fous de leurs concepteurs, ces formations n'assureront, aux côtés des concours d'État et de la fonction publique territoriale, qu'une petite partie des missions. Les « professionnels de la profession » ne risquent pas de submerger les bénévoles, les militants qui font vivre les associations. S'il est vrai qu'il est nécessaire qu'une formation ad hoc s'enracine enfin, les reconversions improbables qui font le charme de notre domaine doivent pouvoir subsister. A Birmingham (Alabama), un remarquable ensemble sidérurgique, les Sloss Furnaces, a été sauvé de la démolition par la volonté d'ingénieurs, d'anciens ouvriers et d'hommes politiques avisés. Il bénéficie de fonds considérables, venant du mécénat d'entreprises ou de dons de particuliers. Pour encourager cette renaissance, les Sloss Furnaces proclament fièrement « Still producing value », qu'on pourrait traduire par « Nous continuons de créer de la valeur ». N'est-ce pas notre ambition commune ?

 

- Notes -

1 s'agit du sigle de l'Association pour le Patrimoine Industriel de Champagne-Ardenne, 1 rue Navier, 51082 Reims Cedex, qui édite, entre autres, les Cahiers de l'APIC.

2 Il s'agit du sigle du Comité d'Information et de Liaison pour l'Archéologie industrielle et sa Conservation, BP 251, 56007 Vannes Cedex, dont la revue L'Archéologie industrielle en France est l'organe de diffusion.

3 L'Inventaire général est un service du ministère de la Culture. Jusqu'à une date récente, les travaux de l'Inventaire étaient publiés par les Éditions du patrimoine, en vente à la Librairie du Patrimoine, 62 rue Saint Antoine, 75004 Paris.

4 L. BERGERON et G. DOREL-FERRé, Le patrimoine industriel, un nouveau territoire, Éditions Liris, Paris, 1996. Epuisé, cet ouvrage est téléchargeable sur le site de l'APIC : www.patrimoineindustriel-apic.com.

5 J.Y. ANDRIEUX, Le patrimoine industriel, QS n° 2657, PUF, 1992.

6 E. DE Roux. et G. FESSY, Patrimoine industriel, SCALA, 2000.

7 J.P. DAVIET et Y. LECHERBONNIER, Mémoires industrielles, Éditions du Syrinx, Maison des Sciences de l'Homme, 2001.

8 Le patrimoine ferroviaire, Revue d'Histoire des chemins de fer, 1999/20-21.

9 Le patrimoine de l'agro-alimentaire, en Champagne-Ardenne et ailleurs..., Cahiers de l'APIC n°1, Reims, 1998.

10 « Patrimoine industriel et effets de taille », Patrimoine de l'industrie, 1999/1, Revue de TICCIH, (The International Commettee for the Conservation of the Industrial Heritage). Voir la page internet de l'association : www.mnactec.com/ticcih.

 

------------------------------------------Introduction

Gracia Dorel-Ferré
Centre Malher d'Histoire des techniques,
Paris I-Sorbonne
APIC

 

Pourquoi un colloque sur le patrimoine des caves et des celliers ? En premier lieu parce que l'agroalimentaire est, plus que tout autre, le thème qui concerne chacun d'entre nous : partout dans le monde, la nécessité de nourrir les humains a donné lieu à des formes originales de production, conservation, de conditionnement et commercialisation de la nourriture, qu'il s'agisse de sociétés nomades ou sédentaires, depuis l'aube des temps ou depuis un temps court. Le silo d'abord, sans doute, et la grange ensuite, sont parmi les structures les plus anciennes que les collectivités aient inventées. Pendant longtemps, le lieu de conservation de la boisson a été aussi le débit de cette même boisson, avant que des formes spécifiques que sont la taverne, le bistrot, le café, ne soient multipliées.

 

Des boissons fabriquées

 

La découverte de la fermentation fut probablement le fruit du hasard, un hasard observé, répété par l'expérience, puis généralisé : il est clair que l'évolution chimique qui garantissait la conservation, au moins à moyen terme, des boissons, avait un intérêt énorme en ce qu'elle facilitait non seulement le stockage mais aussi le transport d'un liquide particulièrement instable. On a fabriqué des vins de toutes sortes de fruits, des alcools de toutes sortes de graines, comme nous l'enseigne la simple tradition rurale locale. Parmi les produits toujours présents dans notre environnement, et auxquels s'attachent les traditions les plus anciennes, il faut placer le vin, issu du raisin de la vigne. Qu'il s'agisse des récits bibliques ou des textes qui subsistent de Sumer la vigne et le vin jouent un rôle symbolique fort, et, mise à part le récit de l'ivresse honteuse de Noé, c'est le rôle civilisateur du vin qui est souligné par les mythes les plus anciens. C'est en mangeant du pain et en buvant du vin qu'Enkidou2, l'être sauvage qui va combattre Gilgamesh, devient un homme civilisé. Plus encore, le message de Dionysos3 est clair : repoussé par le roi Lycurgue, qui lui refuse l'entrée dans son pays par crainte des débordements du chariot divin, peuplé de ménades et de satyres, avec lequel il se déplace, il le punit en le rendant fou. Cette histoire est le sujet d'une mosaïque de la ville gallo-romaine de Saint-Romain-en-Gal4, clair message en direction des peuplades celtes qui se trouvaient tout près. Le vin, breuvage du dieu, est celui de l'acculturation, du mode de vie préconisé par les Romains.

 

Boisson qui enivre, mais qui donne la chaleur et la convivialité, boisson liturgique, aussi, quand le christianisme l'adopte, le vin suit l'expansion de l'Europe chrétienne. La culture de la vigne se répand au nord de l'Europe, jusqu'à des limites climatiques qui justifient la commercialisation du vin sur de longues distances. En Orient, des poètes tels que Omar Khayyam5 oublient les injonctions de leur propre religion pour mieux chanter la joie de vivre ; en Amérique, des traces de vignes auraient subsisté depuis les expéditions d'Érik le Rouge6. Et, bien sûr, la vigne est introduite par les conquérants espagnols et portugais ; en Afrique du Sud, les émigrants protestants tirent parti du climat, de type méditerranéen, pour implanter la vigne... Aujourd'hui une carte de la vigne et du vin concerne tous les continents : vins du Chili et d'Argentine, de la Californie et du Cap, de Chine, d'Australie et de Nouvelle-Zélande, vins de Géorgie, etc. Ce sont souvent des Français qui sont à l'origine de cette diffusion : des Bordelais à la fin du xixc siècle s'implantent au Chili ; des grandes entreprises comme Moët et Chandon s'installent en Californie, dans la vallée de la Napa, dans la deuxième moitié du XXe siècle.

 

Parmi tous les vins, le champagne a un statut particulier : il est sans doute le seul dont l'usage est associé à l'idée de luxe, de plaisir, de fête, à la suite d'une publicité particulièrement efficace, et il faut le dire, d'une grande fidélité des consommateurs. Invention récente, il a entraîné des transformations de tous ordres : technologiques, avec la bouteille et son mode d'obturation ; économiques, avec la formation de groupes d'intérêts particuliers. Son nom a été associé indissolublement à la région : une disposition légale fait que seul le vin produit en Champagne peut porter ce nom. Or, il est intéressant de constater que, tandis que le champagne devient la boisson du moment exceptionnel et d'une société favorisée, n'en déplaise à monsieur Mercier, qui fit tant d'efforts pour le « démocratiser », d'autres boissons se diffusent et adoptent des significations tout à fait différentes.

 

Ce sont par exemple les boissons populaires. La bière en est une. Là encore il s'agit d'un breuvage d'une grande ancienneté, très diffusé, mais qui acquiert un statut nouveau avec le développement des villes et l'industrialisation. D'autres boissons alcoolisées accompagnent la croissance urbaine, comme l'absinthe, familière des estaminets du Nord de la France. On pourrait mettre dans cette catégorie la vodka, boisson populaire s'il en est, dont la chaleur dégagée, à chaque gorgée, aide à surmonter la sensation de froid. Sur le continent américain, le mezcal est lui aussi lié à l'expansion industrielle : leurs fabriques s'élèvent à proximité des installations minières ou textiles, là où il y a surexploitation de main d'œuvre dans une ambiance desséchante, et prolifération de débits de boisson. En revanche, on remarquera le destin plus contrasté du whisky, boisson populaire devenue boisson d'une certaine élite

 

Le patrimoine industriel du champagne

 

Les visites habituelles des « caves » de champagne (mais ces caves ne sont pas toutes en sous-sol, témoin celles de Jacquesson ou de Mercier) valorisent les installations de stockage, alors que le reste est au moins aussi important. Notre travail a pris en compte l'ensemble d'une maison de production8, avec ses installations de surface qui racontent une histoire toujours particulière, bien que les évolutions soient identiques : partout, on trouvera le passage des cuves de chêne aux cuves de béton puis d'inox, mais chaque maison inscrit son histoire propre, par le jeu des familles patronales, leurs actions sociales et politiques, leur rayonnement. Certaines de ces maisons ont créé leur propre centre d'archives et présentent des expositions au public9. Conscientes de la fragilité de leur patrimoine, elles savent aussi combien une histoire ancrée dans un territoire est un argument de vente incontestable. Aussi voit-on depuis quelques années ce patrimoine davantage choyé, respecté, restauré10. On peut espérer que l'ère des destructions et des archives pilonnées qui a marqué la fin des années soixante-dix est effectivement révolue.

 

À côté des classiques maisons de champagne, des industries connexes se sont développées : ce sont celles du flaconnage, des bouchons et autres muselets. Si la tradition du verre est ancienne, et fait partie de ces arts du feu dans lesquels la Champagne, grâce à son sable, ses eaux et ses forêts a excellé, l'industrie du liège lui était totalement étrangère. Le développement des ateliers de bouchonniers a donné lieu à une immigration originale, celle des catalans producteurs de liège et fabricants de bouchons de la région de Palafrugell, venus s'installer à Epernay et à Reims, alors que dans le même temps, des champenois allaient s'installer au sud de Barcelone, dans la région de Sant Sadurni de Noya, pour créer des maisons de vins de méthode champenoise, qui ont connu une trajectoire brillante jusqu'à aujourd'hui.

 

De plus, le champagne est responsable de la physionomie urbaine actuelle d'Épernay, sans en être la fatalité, puisqu'aussi bien la ville voisine de Châlons-en-Champagne, avec des aptitudes analogues, en a refusé longtemps les effets. Aujourd'hui, le patrimoine du champagne à Châlons-en-Champagne est terriblement démembré. Peu de choses, dans ce qui subsiste, évoque l'incroyable trajectoire d'un grand capitaine d'industrie, Jacquesson. En revanche, Épernay présente un patrimoine unique, et Reims, sans être totalement une ville du champagne, est profondément marquée, elle aussi.

 

Les patrons du champagne ont affirmé leur réussite et leurs ambitions dans la pierre, et nos travaux rendent compte de cette facette, nullement spécifique, de leur activité. Les villes de Reims, Epernay, et dans une moindre mesure, Châlons-en-Champagne, sont l'écrin de « châteaux » ou de « maisons » de fière allure.

Ce qui est plus important, sans doute, est la qualité de ces constructions et leurs références stylistiques. Or, les patrons du champagne ont fait appel à des architectes talentueux, parfois renommés, et leur ont commandé des ouvrages remarquables par leur programme et leur décor. On a trop souvent, trop vite, dit que ces châteaux étaient dépourvus de style, et qu'ils n'avaient pas la valeur des demeures aristocratiques du siècle précédent. Pris en eux-mêmes, pourtant, ils sont des témoins précieux du goût d'une époque et révèlent les différents niveaux d'adhésion au modèle culturel aristocratique, alors dominant. Souhaitons que notre travail aide à les reconsidérer dans toutes leurs dimensions.

 

Les patrons du champagne ont peu construit de logements ouvriers. À cela plusieurs raisons : leur activité étant saisonnière, ils se sont satisfaits d'une main d'œuvre qui, recrutée temporairement, était moins à charge. En revanche, les constructions culturelles, comme le beau théâtre d'Epernay, ou les œuvres philanthropiques, comme l'hôpital Auban-Moët, dans la même ville, sont des œuvres considérables, par leur taille, leur signification, leur inscription dans la modernité. Le projet de Melchior de Polignac est, lui, d'une grande originalité. Bien sûr, il est lui aussi marqué par son époque, avec le souci de l'hygiénisme et le goût naissant du sport. Mais l'œuvre telle qu'elle a été conçue et réalisée est d'une grande audace. Pendant longtemps, il s'est agi d'un héritage ambigu, du fait des engagements du marquis après la première guerre mondiale. Qui plus est, le parc, détaché du domaine, a souffert d'abandon. Aujourd'hui devenu parc municipal et le temps ayant fait son travail, on peut sans doute analyser l'œuvre de Melchior de Polignac avec sérénité. Réalisation patronale et paternaliste par excellence, le parc Pommery reste le témoin, malgré les mutilations, d'une époque qui est encore la nôtre : celle de la foi dans le corps sain, dans le dépassement par l'effort physique, du goût pour la compétition basée sur les seules qualités de l'individu, non seulement physiques cette fois, mais morales. Au bout du compte, dans ces compétitions ouvertes à tous, le concept de record, fait pour être dépassé, comme celui de la performance, fondent une élite nouvelle, que l'on suppose vraiment démocratique. Quelques soient les restrictions que l'on puisse apporter à cette vision idyllique, il est un fait que ces conceptions régissent encore l'idée que l'on se fait du sport aujourd'hui, seul domaine des apprentissages où l'on juge normal de s'entraîner intensivement, suivant une discipline rigoureuse, pour des résultats aléatoires, et surtout, de courte durée.

 

Formes d'expression, modèles de communication

 

La formation d'une industrie de l'agroalimentaire s'est faite au cours du XIXe siècle, dans un contexte de compétitions et de rivalités. L'architecture a été pour beaucoup le moyen de manifester dans l'espace sa réussite, sa volonté de puissance, son programme commercial. C'est le cas de l'emplacement et de l'architecture des caves Pommery, décidément emblématique, que sa créatrice fait édifier le long de la route qu'empruntent les anglais, ses principaux clients. Qui plus est, le style des bâtiments est un néo-Tudor plein de charme que l'on retrouvera même dans les celliers au milieu des vignes L'idée que l'architecture pouvait être programmatique n'est pas absente des maisons de l'avenue de Champagne à Epernay12, véritable défilé de physionomies différentes mais aux finalités communes, celles de la promotion du fameux breuvage. La situation d'Eger est plus subtile, puisque la ville du vignoble hongrois réutilise le magnifique décor hérité de la période baroque.

 

La Catalogne offre un cas à part, dans la mesure où, depuis les deux dernières décennies du XXe siècle, elle fait de l'architecture un vrai manifeste dont la portée est bien plus importante que la seule production industrielle. Les quelques sites qui reçoivent un traitement particulier, comme les caves Codorniu, comptent parmi les grandes réalisations de l'architecture moderniste. L'arc parabolique, amplement utilisé, la brique, déclinée de multiples façons, le fer forgé et les grandes poutres métalliques destinées à soutenir de vastes arcs diaphragme, sont les quelques règles utilisées par l'architecte Puig i Cadafalch, que d'autres emploieront après lui. Il s'agit pour cet architecte, dont le rôle dans la constitution d'une conscience nationale a été de premier plan, non seulement de solutions architecturales nouvelles, mais aussi d'un véritable discours identitaire. L'idée géniale consiste sans doute à avoir su donner une homogénéité de style, tout en respectant une grande variété de formes. Aussi, lorsque Martinell, après lui, met son art au service des coopératives, dont les moyens

et les ambitions sont loin d'être de même nature, il sait trouver un langage à la fois familier et sophistiqué : les arcs diaphragme ont une vocation pratique de soutien des voûtes et d'aération des parties hautes, mais ils sont découpés de façon harmonieuse, qui justifie le nom de cathédrales du vin qu'on l'on donne à ces édifices.

Ce qui a été la manifestation d'un engagement fort est devenu aujourd'hui un argument de communication et de vente, comme dans beaucoup d'autres régions viticoles. La grande différence réside dans le fait que rares sont les régions portées par une telle histoire. Tous les vignobles ne sont pas associés à des architectures somptueuses, mais beaucoup d'entre eux tentent de faire revivre le sens du luxe et du raffinement, à travers des « châteaux » d'une antiquité variable, mais toujours flatteuse. Dans le Piémont italien, cette pratique est devenue quasiment institutionnelle, pour un vignoble récent, sans aucune racine aristocratique, et qui pourtant se visite suivant une kyrielle de châteaux médiévaux, transformés pour la cause en œnothèques. En Toscane, les meilleurs chiantis se dégustent dans de somptueux palazzi de style Renaissance, comme à Verazzano. Comme on le lira plus loin, les distilleries écossaises empruntent le même chemin. Ce qui était une production locale est devenu, grâce aux techniques de fabrication et de conservation, un produit qui s'exporte dans le monde entier. Il y a, dans le succès de telle boisson plutôt que telle autre, le poids de l'histoire, l'action de la publicité, les habitudes sociales et les modèles occidentaux, qui jusqu'à présent, n'ont pas encore été détrônés.

Depuis près de deux cents ans, les boissons alcoolisées ont donné lieu à un patrimoine très divers, dans le domaine de la production, du stockage, de la commercialisation. Les techniques de communication ont valorisé à juste titre les parties productives : les caves de champagne, par exemple. Ce n'est que depuis peu que l'ensemble du patrimoine des caves et des celliers est pris en considération : les maisons elles-mêmes, mais aussi leurs archives, leur mémoire.

Cependant, notre recherche se situe au-delà : elle vise à donner toute sa place à un patrimoine qui jusqu'à une époque récente était considéré avec condescendance. Aujourd'hui, il nous apparaît plein d'inventivité, d'imagination. L'investissement de la butte Saint-Nicaise de Reims par les entrepreneurs du champagne en est un exemple : il a fallu creuser les galeries, consolider les fondations, élever les maisons... Si l'Histoire donne encore des leçons, c'est bien là, dans cette incroyable capacité des groupes humains à innover, à trouver des solutions, à aller de l'avant.

 

 

- Notes -

1- S. KRAMER, L'histoire commence à Sumer, 1957, rééd. Flammarion, coll. Champs, 1994.

2- Le récit de Gilgamesh nous est parvenu suivant plusieurs versions, toutes antérieures au deuxième millénaire avant notre ère. C'est l'histoire d'un grand roi qui se rend compte de la condition humaine lorsque meurt son ami Enkidou. Il se rend aux portes des Enfers, où il rencontre le vieillard Utanapishtim, qui a connu le déluge. Il obtient de lui la fleur de l'immortalité, qu'un serpent lui dérobe pendant son sommeil. Désespéré à son réveil, la cabaretière Sidari lui conseille de borner ses désirs, puisque c'est la destinée humaine, de vivre et de profiter de sa femme et de ses enfants. Longtemps connu à travers des versions anglaises dont celle de N.K. Sandars, traduite en français par Hubert Comte et publiée par les Éditeurs Français Réunis, en 1975, le texte a été traduit de l'akkadien et présenté par Jean Bottéro, aux éditions Gallimard, en 1992. Le récit de Gilgamesh est le point de départ de nombreux récits et mythes de la Méditerranée antique, comme celui d'Héraklès (Hercule).

3- Voir la restitution des mythes antiques par Robert Graves (Fayard, 1967) ; il montre comment le culte de Dionysos et les offrandes de vin ont eu du mal à s'imposer dans une région où la bière, sans doute la plus ancienne boisson de l'humanité, était commune et les cultes rendus à la germination et aux grains, les plus ancrés.

4- Il s'agit de la grande mosaïque de la folie de Lycurgue, remarquablement présentée, au musée de Saint-Romain-en-Gal et de Colombe, près de Vienne, sur le Rhône.

5- Grand poète persan, (1050-1122) : ses poèmes d'amour et d'ivresse sont célèbres.

6- Erik le Rouge, chassé de Norvège, puis d'Islande, s'était installé avec ses compagnons au Groenland. Il aurait mené une expédition jusque sur les côtes de l'actuel Canada. De la vigne aurait été trouvée là où il se serait installé, avec ses compagnons.

7- Voir les contributions de la dernière partie de ce volume, sur le whisky, la vodka et le mezcal.

8- N'en déplaise à certains, une maison de champagne appartient à la catégorie des usines : c'est un lieu de fabrication d'un produit à partir d'élé­ments récoltés certes, mais le processus de production, qui s'accomplit avec des machines, réalise une production de masse destinée à la grande commercialisation. Au XIX' siècle, les grands fondateurs des maisons de champagne s'enorgueillissaient de leur «production industrielle» et diffusaient les représentations de leurs «usines» sur lesquelles flottait toujours un fier panache de fumée, qui s'exhalait de la cheminée de la machine à vapeur. Le produit qu'ils ont mis au point n'est pas devenu « naturel » entre-temps.

9- Alain de Polignac a fait un travail remarquable dans ce domaine, pour les archives Pommery, travail réalisé à leur tour par d'autres firmes comme

Moët et Chandon, ou encore Veuve Clicquot. Une entreprise comme Deutz, a accordé un soin tout particulier à l'organisation et la classification de ses archives. Des travaux universitaires commencent à voir le jour, qui utilisent ces nouvelles sources d'information. Voir la bibliographie très complète de G. DOREL-FERRÉ (dir.), Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne, CRDP de Champagne-Ardenne, Reims, 2005.

10- On peut mettre l'admirable restauration de la Villa Cochet par la firme Pommery-Vranken au crédit de ce changement de comportement.

11- Voir, plus loin la contribution d'Alain de Polignac, son descendant direct.

12- T. CASTERS, «L'impact du champagne sur la ville d'Épernay » dans G. DoREL-FERRÉ (dir.), Le patrimoine de l'agroalimentaire, en Champagne-Ardenne et ailleurs, Reims, 2000.